Carl Von Linné

Linné, un été en Laponie

1732

Hendrik Hollander, <em>Carolus Linnaeus in Laponian costume</em>, 1853, copie d’un tableau de 1737. Collections de l’université d’Amsterdam.
Hendrik Hollander, Carolus Linnaeus in Laponian costume, 1853, copie d’un tableau de 1737. Collections de l’université d’Amsterdam.

Carl von Linné (1707 - 1778), grand ordonnateur de la botanique européenne

Carl Linnaeus, ou Linné, naît en Suède en 1707. Fils d’un pasteur amateur de plantes, il entreprend des études de médecine qui accordent une part importante à l’étude des végétaux et de leurs vertus. À l’université d’Uppsala, son talent et sa dévotion à la science lui valent la protection d’éminents botanistes et l’accès à leurs collections et jardins. En 1732, il obtient le financement d’une exploration scientifique en Laponie (voir ci-dessous) qui lui procure une grande reconnaissance et lui permet de publier par la suite une Flora Lapponica. Dès cette période, le jeune Linné élabore des théories novatrices et attend de pouvoir les diffuser largement.

De 1735 à 1738, il voyage en Hollande, haut lieu des sciences européennes, où il obtient le titre convoité de docteur en médecine et parvient à faire publier de nombreuses œuvres dont, en 1735, le Systema Naturae. L’ouvrage fait date. Linné y expose une méthode pour décrire l’ensemble du vivant de manière systématique et rationnelle, à une période où affluent par milliers les descriptions d’espèces végétales et animales nouvelles. Il se fonde sur les caractères sexuels des plantes pour distinguer les espèces. Linné est surtout à l’origine d’une révolution de la systématique, science des classifications. Il propose de désigner chaque plante ou animal par deux mots latins liés, le premier désignant le genre et le second l’espèce, pour remplacer les intitulés de longueur variable, dits polynoms, qui s’étaient accumulés depuis la Renaissance. La rigueur et l’aspect pratique de la nomenclature binominale qu’il élabore explique qu’elle soit toujours employée aujourd’hui.

Carl Von Linné
Alexander Roslin, Carl Linnaeus, 1775, musée national de Suède.

Après de brefs déplacements en Europe, Linné s’installe définitivement en Suède et obtient la chaire de botanique de l’université d’Uppsala en 1741. Peu tenté par les explorations lointaines qui se multiplient, il envoie ses élèves aux quatre coins du monde, réceptionnant graines, spécimens et descriptifs. Il devient le premier président de l’Académie royale des sciences de Stockholm ; il est également associé étranger de l’Académie des sciences de Paris. Le roi de Suède l’ayant anobli en 1762, il prend le nom de Carl von Linné.

Par ses nombreuses publications, son enseignement et sa ferveur pour la science, Linné donne une impulsion considérable à la botanique. Son traité Species Plantarum, paru en 1753, contient la description de 8.000 végétaux, soit l’ensemble des espèces connues à l’époque, et sert encore aujourd’hui de référence pour ces espèces-là.

D’autres aspects de son œuvre sont toutefois discutés, en particulier sa position fixiste et créationniste : Linné est convaincu que les espèces sont immuables et qu’elles ont été conçues lors de la Création selon un plan divin dont la classification scientifique doit rendre compte. Ces idées, si elles reflètent l’opinion majoritaire de son époque, commencent alors à être battues en brèche. Il reçoit notamment de vigoureuses critiques de la part de Buffon, naturaliste français précurseur de l’idée d’une continuité entre les êtres vivants et de la notion de transformation des espèces.

Carl von Linné meurt à Uppsala en 1778.

Le voyage en Laponie (1732) et l’essor des sciences en Suède

Au début du XVIIIe siècle, les territoires septentrionaux des royaumes de Suède et de Norvège constituant la Laponie, largement inexplorés, restent empreints de mystère. Les rares voyageurs qui s’y sont aventurés, comme Olaus Magnus en 1518, en ont rapporté d’élogieuses descriptions de la rude nature nordique et de la vie frugale et saine de sa population d’éleveurs de rennes, les Lapons (ou Samis). Lorsque le jeune Linné entreprend à son tour d’explorer le Grand Nord, il suit un modèle plus proche : celui d’Olof Rudbeck le Jeune, son professeur de médecine, premier scientifique à accomplir un voyage d’étude en Laponie en 1695, avec le soutien des autorités royales.

La Couronne de Suède commence alors en effet à soutenir l’essor des sciences. Elle en attend des bénéfices économiques et politiques directs, dans une perspective utilitariste caractéristique de l’Europe des Lumières. Par l’intermédiaire des académies royales fondées à Uppsala (1710) et Stockholm (1739), elle finance des projets destinés à inventorier les ressources naturelles du pays et à développer des techniques exploitables dans l’industrie ou le commerce. Le royaume n’étant doté d’aucune colonie lointaine et ayant subi plusieurs revers sur ses frontières, l’heure est à l’exploration des marges intérieures, en premier lieu la Laponie.

Carl Von Linné
Frontispice de la Flora Lapponica, Amsterdam, Schouten, 1737. Collections du Real Jardín Botánico de Madrid.

C’est ainsi qu’en mai 1732, la Société royale des sciences d’Uppsala accorde une bourse à l’étudiant Linné, âgé de 25 ans, pour organiser un voyage estival d’exploration en Laponie, à charge pour lui de recueillir toutes les connaissances possibles sur les plantes, les minéraux et la faune de la région ainsi que sur les mœurs des mystérieux Lapons. Le jeune homme part pour un périple de cinq mois à cheval, à pied, en bateau, parcourant 2 500 km, montant bien au-delà du cercle polaire. Chaque jour, il compile dans un carnet des notes sur les végétaux utiles, les minerais remarquables, les animaux sauvages et domestiques ainsi que les coutumes, l’artisanat, l’alimentation, les activités et croyances des Lapons qu’il rencontre. Il rapporte de son voyage un tambour et un costume lapons et surtout, en botaniste passionné, la description d’une centaine d’espèces végétales inconnues, ainsi qu’une abondante collecte de spécimens aujourd’hui conservés dans l’herbier relié Plantæ Lapponicæ ab ipso Linneo collectæ de la bibliothèque de l’Institut, à Paris.

Le départ

Choisi le 2 mai par la Société royale des sciences pour voyager en terre lapone et décrire les 3 Royaumes de la Nature, j’ai préparé mes affaires et me suis équipé comme suit.

Mes vêtements consistent en une petite redingote en tissu du Västergotland, sans doublure, avec petits revers et col de velours, pantalon de peau très serré, perruque à queue, chapeau à oreilles en fibres de chanvre, bottines aux pieds. Un petit sac en cuir mégissé d’une demi-aune de longueur, plus court en largeur, avec les cordons d’un côté pour le fermer solidement et le porter. À l’intérieur, une chemise, deux paires de manchettes, deux chemises de nuit, un encrier, un plumier, un microscope, une longue-vue, un bonnet avec un voile pour me protéger des moustiques. Ces notes. Un paquet de papier broché pour mettre les plantes, un peigne, mon Ornithologie, la Flora Upplandica et les Characteres generis1. j’avais un couteau de chasse au côté et un petit fusil entre la cuisse et la selle ; un bâton à huit côtés sur lequel étaient inscrites les mesures, et dans la poche un portefeuille contenant le passeport de la Chancellerie d’Uppsala et la recommandation de la Société royale.

Ainsi équipé, je suis parti de la ville d’Uppsala le 12 mai 1732, jour de mes vingt-cinq ans à une demi-journée près, qui était un vendredi, à 11 heures du matin. Toute la campagne commençait à être en fête et à sourire – le temps où arrive la belle Flore qui dort chez Phébus.

  • 1 probablement des notes de cours suivis par Linné à Uppsala.

Carl von Linné, Carnets de voyage en Suède. Textes établis, traduits du suédois et annotés par Vincent Fournier, Paris, Michel de Maule, 2008, p. 20.

En Laponie

[Le 1er juin, aux environs de Lycksele]

Le sol est une lande stérile, sans pierres, sauf sur la rive ; il y pousse çà et là des pins, mais hauts, ils regardent la voûte des étoiles. j’ai découvert ici de grandes zones avec les plus beaux bois de charpente qui se puissent voir. Bruyères, airelles rouges et muscus renorum [la mousse des rennes, un lichen] poussent sur le sol. Polytricum et muscus tectorius [le polytric et la mousse des toitures].

Dans les endroits les plus secs où poussent les grands pins, ces magnifiques bois de charpente ont été jetés à terre par le vent, le long du chemin, en travers, sur les côtés, au point qu’on peut tout juste passer. Pour moi, cette terre est la demeure de Pan.

À côté de leurs cabanes, les Lapons font toujours en sorte d’avoir des réserves d’eau froide des bonnes sources.

On couche près du feu, complètement nu, couvert seulement d’une peau de renne. Ni les hommes, ni les femmes n’ont honte de se lever nus pour shabiller.

Lorsqu’en été, faute d’eau froide, ils sont obligés de boire l’eau chaude des lacs, ils ont de terribles douleurs d’estomac.

Carl von Linné, Carnets de voyage en Suède. Textes établis, traduits du suédois et annotés par Vincent Fournier, Paris, Michel de Maule, 2008, p. 27.